Nous avons besoin de partis politiques !
Les partis n’ont plus la cote: on l’a vu très nettement lors des dernières élections françaises, catastrophiques pour les formations traditionnelles. Divisés, affaiblis par les combats des chefs et les «affaires», le Parti socialiste particulièrement, mais aussi ceux de droite et du centre, sont en voie de rejoindre le Parti communiste, les écologistes et l’ancienne extrême-gauche dans le fond des classements. Même le Front national semble marquer une pause dans sa croissance. La tendance est aux «mouvements» comme ceux de MM. Macron et Mélanchon. On avait déjà vu cela en Grèce ou en Espagne.
On peut évidemment se demander si ces mouvements sont vraiment différents des partis et surtout s’ils parviendront à réformer durablement la vie politique et à appliquer les réformes qu’ils proposent. Et s’ils éviteront les écueils des ambitions personnelles et des divisions.
En Suisse, la tendance est moins évidente, mais on entend de plus en plus de citoyens affirmer que le système des partis est dépassé et que l’opposition gauche-droite est obsolète. Le «bon sens» existerait surtout en dehors des partis et les idéologies sont souvent perçues comme causes de sclérose dans un monde en mutation.
Les partis traditionnels français ont récolté ce qu’ils méritaient et les nôtres feraient bien de prendre garde.
La démocratie n’existe pas sans débat d’idées, sans confrontations de projets, sans choix clair proposé aux citoyens. C’est aux partis qu’incombe la responsabilité de présenter les enjeux mais aussi de mettre en avant les personnalités capables de défendre puis d’appliquer les solutions proposées.
Un parti devrait être un lieu de réflexion entre personnes de sensibilité proche, où l’on cherche le moyen d’adapter une idéologie à la réalité économique et sociale, où l’on clarifie les enjeux, où l’on débat des priorités, où l’on forme les militants et notamment ceux qui sont destinés à porter ces idées lors des élections. Si le fonctionnement du parti est réellement démocratique, le risque de centralisme ou d’autoritarisme est inexistant.
Au lieu de cela, on voit des partis (c’est caricatural en France) qui sont devenus de simples machines électorales au service des ambitions personnelles de chefs de courants, qui cherchent prioritairement à arracher des «parts de marché» électorales et des postes. Le système des «primaires» est une illustration de cette dérive. A droite comme au PS, les candidat-e-s doivent éliminer leurs concurrents au sein de la famille; on commence donc le processus électoral en mettant en évidence les divergences, en personnalisant à l’extrême le débat, et sans s’interdire les coups bas. L’heureux élu doit ensuite rassembler les personnes qu’il a combattues autour de son programme, qu’elles ont combattu… Difficile de séduire les militants et les électeurs dans ces conditions. Les Républicains et les Socialistes français n’ont pas compris la leçon et repartent de plus belle dans des luttes intestines, menées encore et toujours par des chefs de clan qui parlent beaucoup en «je» lorsqu’ils font des propositions.
Le système politique de nos voisins favorise cette situation: même à l’échelon local, on élit une liste fermée, constituée autour de la forte personnalité d’un candidat qui aura de très importantes compétences dont il déléguera une partie à des adjoints qu’il a choisis. Le président Hollande a pu faire passer une nouvelle loi sur le travail qui n’était pas à son programme, et qu’il n’a pas discutée avec les militants qui l’ont porté à la candidature et au pouvoir. La démocratie ne peut se satisfaire d’une remise en question tous les cinq ans d’autorités autocratiques.
Le système suisse personnalise nettement moins le pouvoir et, lorsque l’on choisit les candidats, on se demande encore qui sera le meilleur porteur du programme et non qui sera le meilleur rédacteur d’un programme. C’est moins spectaculaire, cela ralentit peut-être les réformes mais cela les rend aussi plus durables. Pour la gauche, l’absence d’alternance, au niveau fédéral surtout, est évidemment frustrante et le très démocratique principe des initiatives et des référendums reste trop souvent un contre-pouvoir théorique. Mais rien ne dit que notre système économique et social serait meilleur avec davantage de politique-spectacle.
Pour sauvegarder la démocratie, il faut donc renforcer le débat politique et nous avons besoin de partis typés, démocratiquement organisés, qui cultivent la discussion en leur sein et à l’extérieur, qui avancent à découvert, qui puissent faire des concessions à leurs alliés, qui donnent des mandats clairs à des élus qui respectent leurs engagements. Les Suisses sont attachés, semble-t-il, à leurs municipalités et gouvernements «multicolores»: cela pose évidemment un problème aux élus de gauche, en général minoritaires, qui sont bien obligés d’y faire des concessions. Cela peut être supportable si les concessions sont réciproques et si les élus de gauche ont véritablement commencé par défendre la position de ceux qui les ont élus.
Nous devons aussi combattre l’illusion de ceux qui estiment que l’opposition gauche-droite n’est plus de mise. La gauche n’a pas peur de confier à l’Etat, protecteur et «redistributeur», de nombreuses tâches que la droite préfère confier à l’initiative privée. La gauche n’a donc pas peur de défendre le maintien, voire parfois la hausse, des impôts alors que la droite cherche à les diminuer. La droite vitupère contre les profiteurs du système social alors que la gauche lutte contre les profiteurs du système fiscal (qui coûtent bien plus cher à la collectivité). A droite, on favorise «l’optimisation fiscale» des plus riches, à gauche on refuse que «l’optimisation sociale» serve de prétexte pour limiter les aides.
On doit pouvoir choisir ses élus en fonction de leur position sur le curseur du rôle de l’Etat. On peut être au centre, cela n’a pas de sens d’être «ni de gauche, ni de droite». On ne peut souhaiter, comme je l’ai entendu plusieurs fois, un système social plutôt de gauche (qui se veut distributeur) avec un système fiscal plutôt de droite (qui prive l’Etat de ressources à redistribuer). Il y a bien sûr d’autres curseurs: l’économie, l’écologie et les transports, la sécurité, l’immigration, l’éducation, … Dans tous ces domaines, la gauche et la droite divergent et le «bon sens» de gauche n’est pas le même que celui de droite. Cela n’interdit cependant pas de chercher continuellement comment les positions dogmatiques peuvent ou doivent évoluer en tenant compte des nouvelles réalités,
Personne n’est obligé de s’intéresser à la politique active et à adhérer à un parti; notre système électoral permet le panachage des listes pour ceux qui n’arrivent pas à faire un choix clair; il est assez facile de fonder un nouveau parti, notamment au niveau local. Mais cela n’a de sens que si les citoyens peuvent identifier les idées, et non seulement les têtes, de ceux qu’ils élisent.
J.-F. Martin
Secrétaire des CGR
(paru dans l’Espoir du Monde, n° 167 – septembre 2017)